Archivio Storico:- ex Dipartimento di Musica e Spettacolo - Universita' di Bologna Fotogenia 3d - Louis Feuillade, un "auteur" de films

Louis Feuillade, un "auteur" de films?

 

par François de la Bretèque

 

Est-il pertinent de parler de Louis Feuillade en termes d'"auteur", comme on le fait pour Antonioni ou Godard aujourd'hui? Ou, si l'on veut, son cinéma est-il un cinéma d'auteur? La question peut sembler assez vaine, tant les historiens se sont attachés, depuis une vingtaine d'années, à montrer que les films dirigés par Feuillade possédent bien une unité, des thèmes, un style, caractéristiques qui ont formé la base de la défense et réhabilitation de ce cinéaste. Est-il d'ailleurs possible de croire qu'un film puisse ne pas avoir d'auteur, même en ces temps reculés? Mais l'étiquetage "cinéma d'auteur" cache en réalité une autre intention historiographique, qui vise à opposer un cinéma marqué par une personnalité artistique, à un cinéma commercial courant, de pure consommation. La question devient donc: dans quelle mesure Feuillade est-il concerné par une telle antinomie?

Pour répondre de façon pertinente, il faut déplacer le champ problématique. C'est en termes de réception collective et de pratique sociale que la question doit être posée. A savoir: a) Comment Feuillade se définit-il lui-même? on aura recours aux (rares) entretiens et déclarations qu'il a livrés à la presse.

b) Comment est-il perçu par les critiques d'une presse qui se spécialise peu à peu? On mesurera ici l'écart qui se creuse entre le cinéaste de Gaumont et la nouvelle génération qui arrive aux commandes intellectuelles après la guerre de 14. Celle-ci reportera la conception nouvelle, qu'elle élabore alors, de l'artiste créateur de films, sur un réalisateur de la génération précédente, auquel une telle conception était sans doute étrangère.

c) Il coinviendra enfin de situer le cas de Feuillade au sein des mutations qui ont affecté l'ensemble de l'industrie cinématographique, de 1907 à 1925.

La carrière de Feuillade commence à un moment de métamorphose de l'industrie cinématographique en France, et ailleurs dans le monde, bien connu des historiens. L'allongement des films, le passage de la vente des copies à un système de location, l'implantation des premières salles en dur dans le centre des villes, en sont les traits le plus connus. (1)

Par une coincidence significative, de 1908 à 1910, Léon Gaumont s'est rendu plusieurs fois aux EtatsUnis. Il a entretenu une correspondance avec Feuillade, dans laquelle il essaie de livrer à son collaborateur les idées qui lui ont inspirées ses observations de l'organisation du cinéma américain. (2) C'est la confrontation de deux cultures industrielles que l'on peut lire dans cet échange. Léon Gaumont voulait copier les recettes des Américains.On sait pourtant que son erreur fut d'ouvrir sur le territoire américain une succursale de vente des films français, au lieu de créer un studio de prises de vues, comme le fit son rival Pathé. Gaumont prit ainsi un (relatif) retard, que la guerre de 1914 accentuera. On peut avoir l'impression que sa production en était restée à un stade "artisanal". (3)

Pour entrer plus pécisément dans le débat, il n'est pas inutile de commencer par redéfinir le statut et les fonctions exactes de Feuillade au sein de la société Gaumont.

Il est engagé le 7 janvier 1907 comme "chef du service artistique de la prise de vues et du théâtre". (4) C'est un poste de responsabilité. Il définit une mission de production (dirait-on aujourd'hui) et d'organisation, évaluée en termes financiers précis: 125 Francs par semaine et une rémunération proportionnelle à la longueur et au nombre de copies vendues: il a donc aussi une tâche commerciale. La notion d'"art" n'est pas absente du champ de ses attributions; mais on voit qu'elle est située à un plan collectif. Ce détail est essentiel. On peut dire que Feuillade, consciemment ou inconsciemment, lui restera toujours attaché, même lorsqu'il affichera des prises de position personnelles.

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Henri Fescourt, qui fut l'un de ses collaborateurs directs de 1912 à 1914, a laissé une description assez précise des fonctions de Feuillade. (5) "Qu'étaient -ce que ces fonctions de directeur artistique, telles qu'il les concevait? Acheter des scénarios, engager des metteurs en scène, leur affecter un opérateur, transmettre les consignes, assister aux réunions du conseil après la projection du mardi, et bien entendu, garder le contact avec Léon Gaumont". (6)

Plus tard, il sera précisé dans son contrat (renouvelé le 1 janvier 1914) que "Monsieur Feuillade, tout en exerçant ses fonctions de Directeur artistique, devra lui-même produire, dans l'année, au moins cinquante sujets différents, [...] dont il fera lui-même la mise en scène".

Les historiens ont en effet noté depuis longtemps que Feuillade a cumulé les deux rôles: situation dont on ne trouve pas d'équivalent exact dans la suite de l'histoire du cinéma, même si l'on peut y voir une sorte de prototype du producer passant à la réalisation.

En quoi consistait donc la responsabilité du "metteur en scène" à cette époque? Fescourt nous apporte encore la réponse. (7) Il était choisi, par le Directeur artistique, pami les acteurs ou parmi les auteurs de scénario. Il "restait le maître du choix de son scénario". Il traitait celui-ci comme il l'entendait. Il choisissait ses interprètes. Il lui incombait la "responsabilité morale du prix de revient". Il remplissait la fonction de "caissier de l'expédition" lorsqu'il décidait d'un tournage en plein air. Enfin, il était soumis au fameux tribunal du mardi matin, qui décidait du sort de son film et souvent du sien.

Il y a bien là une tâche de responsabilité créatrice, telle que nous l'entendons. Cependant, on ne l'affecte jamais du terme d'"auteur". Celui-ci est réservé, pendant longtemps, à l'auteur de scénario. On se souviendra, bien évidemment, que Feuillade commença par là, et qu'il continua toute sa carrière à rédiger lui-même les canevas des films qu'il allait diriger - comme nous l'apprend l'examen des dépôts légaux, aujourd'hui conservés à la bibliothèque de l'Arsenal, où le style de Feuillade est assez aisément identifiable.

Chez Gaumont, le scénario est soumis à l'épreuve du fameux "guichet". (8) Le Directeur de la production a donc à intervenir sur les projets de scénarios déposés, dans ce bureau, par les impétrants scénaristes. C'était là la deuxième tâche de Feuillade, celle d'un responsable de comité de lecture.

On peut penser que le sentiment d'être un auteur reste attaché à l'expérience de l'écriture. Comme au théâtre -qui est la référence notionnelle du cinéma à cete époque, évidemment-, celui que l'on considère comme l'auteur dufilm est celui du texte. Le "metteur en scène" n'en est que l'interprète, le serviteur - quelque latitude qu'il ait de remanier le scénario, comme on l'a dit.

Or, cette expérience de l'écriture a été déterminante dans la formation de Feuillade. On peut dire qu'il se sera toujours vu, ou rêvé, comme un écrivain. La production écrite de sa jeunesse fut abondante. Elle fut son activité principale jusqu'en 1905. il écrivit des vers, (9) des pièces de théâtre, (10) de très nombreuses chroniques journalistiques, principalement dans le domaine politique et dans celui de la tauromachie. (11) Il commença même des mémoires fictives sous forme d'un feuilleton qu'il n'acheva pas. (12) Ce goût de l'écriture continua, après même qu'il fût devenu l'homme important de la société Gaumont; il dédiait volontiers à ses amis, ses proches, des bouts rimés ou des poèmes de circonstance. S'il n'attachait pas un orgueil excessif à cette dernière production, il y a peu de doutes que pour lui, l'activité littéraire était bien la plus noble de toutes.

Mais il accepta de bon gré, semble-t-il, de mettre cette vocation sous le boisseau, dès lors que de plus hautes responsabilités lui revenaient.

A la fin de sa carrière, en décembre 1917, on offrit à Feuillade la présidence de la Société des Auteurs de Films, crée le mois précédent par Camille de Morlhon. Il la conservera jusqu'en décembre 1918. Cette charge honorifique marque l'aboutissement d'une évolution des mentalités, la sienne au premier chef, dont on peut suivre quelques traces dans les prises de parole de Feuillade à propos de lui-même, prises de parole assez parcimonieuses, au demeurant.

Feuillade était avare de déclarations. "Il y a vraiment du travail pour tirer les vers du nez à de diable d'homme: il est d'une modestie terrible et il n'aime pas la publicité", se plaint Robert Florey, venu l'interroger en 1921. (13) De fait, la liste des textes écrits de sa main à propos de ses activité cinématographiques, ajoutée à celle des interviews, ne remplit qu'une toute petite page (14). Et, sur ce faible volume, on l'entend encore moins parler de lui-même. Voilà une différence d'importance avec la génération qui suivra, férue de manifestes et professsions de foi! Cette discrétion extrême n'empêche pas l'affirmation progressive d'un statut, d'une mission, et même d'un projet esthétique. Le temps passant, Feuillade se "découvrira" peu à peu (comme on dit en escrime), mais il faut attendre les attaques venues des critiques après 1918 pour qu'il s'exprime enfin explicitement à la première personne. La rareté de ces textes oblige à une lecture attentive; une analyse sémantique un peu précise ne s'avèrera pas inutile.

L'un des tous premiers (le premier?) texte théorique de feuillade est le "manifeste" de la Série esthétique, en 1910. (15) Ce texte est écrit à la première personne du pluriel (c'est à dire: "Nous"), comme le seront la majorité des déclarations de Feuillade, sans qu'il soit possible de déterminer s'il s'agit d'un pluriel "de majesté" ou d'un vrai collectif exprimé au nom de la maison Gaumont. Il est probable que l'auteur jouait sur l'ambivalence de la formulation. L'individuel se trouve ainsi noyé dans l'institutionnel, avec lequel il se confond sans état d'âme.

Dans cette courte déclaration, il est question déjà des "auteurs de films". Cantonnés jusqu'ici dans l'imitation du théâtre, Feuillade leur propose comme paradigme "l'art du peintre" et leur donne comme modèles à suivre Millet et Puvis de Chavannes. Laissons de côté les connotations esthétiques de ces exemples (ce n'est pas mon propos), et retenons que la conscience artistique naissante du cinéma cherche sa référence du côté de l'expression la plus individuelle qui soit, l'expression picturale, qui se trouvait en point de mire des intellectuels, depuis les impressionistes.

Le 22 avril 1911, Gaumont fait paraître dans Ciné-Journal (16) le manifeste de la série La vie telle qu'elle est. (17) "Pour la première fois dans l'histoire de la photographie animée", écrit Henri Fescourt, "une prise de position esthétique était fortement exprimée, un genre était, en dehors de tout empirisme, sciemment défini". (18) Feuillade y parle encore au nom de l'institution dont il est le représentant. Il y est donc question des "éditeurs" de films. C'est une politique de production qui est argumentée, non un programme d'auteur. Ce qui est présenté est un "plan, que nous avons conçu, d'une innovation qui tend à soustraire le cinématographe à l'influence de Rocambole pour l'aiguiller vers de plus hautes destinées". Le public est institué, une première fois, en arbitre du goût: (ces scènes), "nous les offrons en toute confiance au public, notre juge". Feuillade retrouve de la sorte spontanément le ton et l'argumentation des grands modèles, comme Molière ou La Fontaine. (19) Les règles du succès sont énoncées en quelques termes: observation, "atmosphère", simplicité. Les opérateurs y ont leur part.

Présentant La tare dans la même revue, Feuillade reprend la même rhétorique, mais sa part personnelle apparaît un peu plus nettement. "L'auteur", dit-il, a pu, dans ce film, "donner à sa pensée tout le développement qu'elle comporte" (première référence à une pensée d'auteur). Cet "auteur" résume sa thèse en s'exprimant à la troisième personne, ou à la première du pluriel. "Nous avons conscience de collaborer à démolir tous le préjugés que l'on nourrissait naguère contre la valeur des oeuvres cinématographiques". L'exorde confirme que ce "nous" est institutionnel: "la production de nos établissements".

En répondant à l'enquête de la revue Le Film pour Noël 1919, (20) Feuillade emploie le "je" pour la première fois, mais c'est pour raconter le début de sa carrière. Le pas franchi est important. Désormais, le cinéma a assez d'années derrière lui pour qu'on commence à constituer des biographies de ses créateurs, première démarche par laquelle se constitue l'histoire d'un Art (se souvenir que Vasari commença par là pour fonder l'histoire de la peinture...) et que s'affirme l'individualité des auteurs.

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Le terme, précisément, apparaît dans sa bouche. "J'ai toujours pensé qu'il fallait (au cinéma) des auteurs spécialisés dans cet art", déclare-t-il, répétant une idée partagée par nombre de ses contemporains. (21) "Auteur" revêt ici une signification précise: il s'agit encore une fois de l'auteur du sujet, du scénariste. Feuillade revendique précisément d'en être un: "sauf de rares exceptions, j'ai toujours écrit mes scénarios moi-même". Cette revendication, qui nous renvoie à la dignité supérieure de l'acte d'écrire, est ici brandie contre la pratique de l'adaptation. Mais on sait que, chez Gaumont, on ne conçoit pas qu'il puisse y avoir deux auteurs distincts, un écrivain et un adaptateur (tout simplement parce qu'il faudrait payer deux personnes...). La notion d'auteur de films qui commence à se faire jour est donc celle d'un auteur "complet", conception qui prévaudra sur la longue durée au sein du cinéma français.

Mais il ne faut pas anticiper. Si une conscience auteuriste perce en ces années là, elle désigne essentielement la maîtrise du processus de création, et pas du tout la revendication de l'expression d'un univers personnel, comme nous l'entendons aujourd'hui.

A partir de 1919, sous la pression des idées nouvelles et en butte aux attaques que nous évoquerons plus loin, Feuillade affiche plus ouvertement ses opinions. Mais il est amené à adopter une attitude défensive, que l'on pourrait qualifier - anachroniquement - d'"anti-auteuriste", dans la mesure où il refuse que le film serve de véhicule à une vision du monde ou à la délivrance d'un message. "L'auteur ne prétend ni à réformer le moeurs, ni à révéler sur un Sinaï fumeux quelques vérités vieilles comme le monde. Il s'est efforcé de créer quelques types et [...] de faire nâitre une intrigue qui puisse captiver l'attention des spectateurs pendant douze semaines", (22) déclare-t-il dans un de ses textes les plus fameux.. Cette modestie affichée demeurera sa ligne de défense constante. Il se veut un artisan, un bon créateur d'histoires, rien de plus.

En 1922, à nouveau, il prend le public à témoin, dans une apostrophe à la latine: "Regarde ces images, ô public!" (23) Le ton, cette fois, est plus polémique, et Feuillade se risque à s'exprimer à la première personne, mais c'est en tant qu'orateur, qui tutoie son public. Il attaque les "cinéastes et écranistes", néologismes qu'il rejette, "gens de talent et débineurs", et revendique pour lui-même une seule étiquette, celle d'"auteur public". Pourquoi "auteur"? parcequ'il écrit ses scénarios. Et "public"? Il se flatte de cette épithète, la plus noble qui soit, car il se proclame le serviteur, l'"esclave" du public.

La première personne s'affirme franchement en 1923 dans la présentation de Vindicta. (24) Feuillade se qualifie de "réalisateur" (il emploie cette étiquette pour la première fois). Il définit une esthétique populaire inspirée toujours par la doctrine classique: il faut toucher et divertir. "J'essaie humblement de recréer la foule de mes contemporains". (25) Mais c'est l'heure des bilans, et la modestie toujours affichée de l'auteur dissimule mal, cette fois, un frémissement de fierté: "il me faudrait dissimuler la vérité pour dire que je n'y ai pas souvent réussi".

Premier d'une longue lignée (que l'on pourrait conduire jusqu'à Alain Poiré ou Claude Berri), Feuillade se place désormais sur une ligne idéologique qui ne s'est précisée que dans ses dernières années: il refuse les ambitions outrancières de l'oeuvre d'auteur, suspecte d'égocentrisme et d'hermétisme, et il plaide pour un cinéma de divertissement de qualité, dont il se voit comme un honnête artisan. (Il est pourtant, plutôt, une sorte de chef d'entreprise...) Le voilà assigné à une position figée, qui n'était nullement inscrite audépart, et qui est plutôt le résultat de la "guerre de tranchées", qui l'opposa dans les dernières années à certains ténors de la critique.

Il était prévisible que Feuillade, devenu après la guerre une véritable institution, représentant (déjà) le "cinéma de papa", devienne la cible des critiques de la jeune génération. Cette histoire est assez connue, (26) et je n'en retiendrai que ce qui est utile à mon propos: à savoir, ce débat biaisé autour de la notion d'"auteur". Feuillade, qui ne s'en voulait pas un, sinon dans le sens restrictif que nous avons indiqué, trouve en face de lui des gens qui lui reprochent désormais de ne pas s'être affirmé en ce sens, tout en le tenant néanmoins pour responsable du style de ses films.

Certains traduisent leur mépris par le silence, comme le feront, presque unanimement, les générations suivantes. (27) Léon Moussinac, dans un premier bilan en 1925 (l'année de la mort de Feuillade) ne le cite même pas. (28) Coissac, la même année, lui octroie une page, et le définit comme "scénariste, directeur artisitque et metteur en scène". (29) Ricciotto Canudo ne glisse que trois allusions dans l'ensemble de ses écrits. (30) "Monsieur Louis Feuillade est un cinégraphiste populaire, comme d'autres sont des romanciers populaires", déclare-t-il, un rien dédaigneux, mais utilisant, au passage, pour le désigner, le néologisme "cinégraphiste", qui suppose qu'on le perçoit tout de même comme quelqu'un qui "écrit en images".

Louis Delluc est plus disert. Son jugement à l'égard de Feuillade restera marqué par une certaine ambivalence. L'auteur de Fièvre paraît avoir été embarrassé par ce cas, qui ne rentre pas bien dans les catégories esthétiques qu'il est en train de mettre en place. Il est partagé en face de Judex, auquel il réserve d'abord ses sarcasmes: "des amis m'ont emmené voir La Nouvelle mission de Judex. Nous avons bien ri"; (31) "Hélas! Judex, Judex, Judex, Judex, Judex, Judex, ecc. Pourquoi? Louis Feuillade est intelligent. Il dit et écrit d'harmonieuses vérités. Il prouva même à l'écran un tact, une vision nette des paysages, un désir d'action qui le rendirent intéressant au plus haut point. Que dira-t-il si je lui dis qu'il ne mérite pas ces abominations feuilletonesques? Le premier Judex était, techniquement du moins, très supérieur à toute la production française de l'époque. Le second Judex était inférieur à toute la production française de l'époque. S'il y en a un troisième..." (32) Le reproche qui perce est surtout celui de céder à la facilité de la série. Delluc a perçu avec intelligence certaines des caractéristiques du cinéma de Feuillade (l'action, le paysage), mais il ne veut pas, pour autant, le considérer comme un cinéaste: il cherche à l'enfermer dans son savoir-faire. A ce vétéran il se permet de donner un conseil: "Voyons, M. Feuillade, vous n'êtes pas forcé de faire ces films. Votre situation, vos succès vous permettent de vouloir. Ne voulez-vous vraiment que des Judex, avec, dans l'intervalle, de petites comédies niaises, qui font presque regretter Judex?".

Quelques semaines auparavant, (33) Delluc constatait que Feuillade avait ses partisans et ses adversaires, et avouait que, s'il ne se rangeait pas parmi ses "ennemis", il ne se comptait pas encore de ses admirateurs. Feuillade, à ses yeux, est "un grand travailleur", mais pas un créateur; un créateur, en effet, aux yeux du jeune critique, est "quelqu'un qui va chaque fois plus avant dans sa recherche". On répète pourtant de lui qu'il est le "premier metteur en scène de France", mais Delluc paraît prendre cette assertion avec une certaine ironie (d'autant que "metteur en scène" est, sous sa plume, un terme revêtu d'une coloration légèrement péjorative). (34) Aux yeux de Delluc, Feuillade a le tort de ne pas avoir affirmé ses "conceptions" du cinéma.

L'ironie sur un Feuillade faiseur de films, dépourvu d'idées, se poursuit dans les textes suivants. Au moment de la sortie de Barrabas en 1920, Delluc a une formule assassine: "Louis Feuillade, à qui l'on doit [...]. On "doit"? Drôle de dette!", (35) et en 1923, une note incidente le présente comme l'"inventeur de la machine à filmer quatre films à la fois". (36)

Feuillade n'aura qu'une seule occasion de répliquer indirectement à Delluc, par l'intermédiaire d'André Lang. (37) Interrogé par ce dernier, Louis Delluc avait prêté à Feuillade ce mot: "vous avez raison de chercher, je suis trop vieux, moi, je continue". Répondant à son tour aux questions du journaliste, Feuillade refuse la paternité de cette formule. "Je crois que c'est moi qui suis le plus près de la vérité", assure-t-il en réponse, et c'est là qu'il place sa fameuse tirade en éloge des "employés de métro", premier public du cinéma et emblème de ce public populaire pour lequel il ne cesse d'affirmer avoir voulu travailler. "Il faut respecter sa sentimentalité et savoir en trouver le chemin". Feuillade ne sentait-il pas qu'il s'enfermait dans la dialectique de ses adversaires? Le voilà figé, une fois pour toutes, dans son rôle de fabricant de films en série, soumis à la demande du public et obéissant à elle seule... Cette tactique défensive l'empêche désormais d'afficher toute ambition personnelle, et de se poser en auteur de l'univers de ses films. "Ce n'est pas grâce aux chercheurs que le cinéma gagnera sa place un jour, mais grâce aux ouvriers du mélodrame, dont je me flatte d'être un des plus convaincus". "Ouvriers "contre "chercheurs", les positions se sont figées et la fracture qui traversera durablement le cinéma français est désormais en place.

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L'escarmouche la plus vive opposa Feuillade à André Antoine. L'homme du Théâtre Libre ne fait nullement partie de la jeune génération, (il a 16 ans de plus que Feuillade), mais il est un nouveau venu au cinéma: il a réalisé son premier film, Les Frères corses, en 1915, à 60 ans. (38) Il passe très vite pour un original, et même un marginal, aux yeux de la critique. Ses sautes d'humeur seront bientôt célèbres et alimenteront la chronique. (39)

Antoine a conservé une activité régulière de journaliste et de critique. Il n'hésite pas à donner son opinion sur le cinéma et les gens de cinéma, "leurs méthodes surranées, leurs routines, leur esprit de lucre [...] Leurs formules faciles et toutes faites". (40) Dès 1919, dans un texte intitulé "L'Avenir du cinéma", (41) il proteste contre les "metteurs en scène" qui "continuèrent eux-mêmes [c'est à dire: à la place de vrais scénaristes] les feuilletons populaires, les romans policiers, première littérature de l'écran". Feuillade était-il visé par ces mots? Sans aucun doute, car son nom vient peu après sous la plume de l'exigeant réalisateur de La Terre, avec ceux de Perret et de Gance.

Tous trois, selon lui, "créerent des bandes très belles, techniquement, qui n'étaient, pour le reste, que des mélos gênants et désuets". L'attaque, on le voit, adopte la même tactique et prend les mêmes cibles que celle de Delluc - avec lequel, pourtant, Antoine a bien peu en commun. C'est encore Judex qui sera dans le collimateur: "Souvenez-vous des Judex et autres retapages de Ponson du Terrail, des Bois Gabey, des Gaboriau et des Xavier de Montépin!" s'exclame-t-il. (42) Antoine réprouve autant cette littérature, que ceux qui se contentent de l'adapter, paresseusement; sa conception de l"'auteur cinématographique" véritable comporte une double exigence: qu'il soit lui-même l'auteur de son scénario, et qu'il soit surtout un "inventeur d'images".

Mon propos n'est pas ici de discuter de la conception de l'auteur chez Antoine, et de ce qu'elle présentait de radicalement nouveau. C'est un fait qu'elle le plaçait en désaccord aussi bien avec les réalisateurs patentés comme Feuillade, qu'avec les champions de l'Avant Garde. Un peu paranoïaque, malgré tout, notre homme devait récidiver face à André Lang en juin 1923. (43) Il s'y prend un peu à tout le monde, et notamment au Jocelyn de Poirier, provoquant de multiples réactions; (44) Feuillade, qu'il a déjà égratigné, choisira cette fois de lui répondre indirectement, dans l'entretien avec le même André Lang, déjà cité. Antoine avait exprimé le regret qu'un projet d'Alexandre Arnoux, dont le personnage principal aurait été la cathédrale de Reims, n'ait pas retenu l'attention du producteur (en l'espèce, Charles Pathé). "Il avait un scénario étonnant: La Cathédrale... l'enfantement et la vie à Reims à travers les siècles... et puis la fin sous les obus... Une chose inouïe. Ils n'en ont pas voulu". Feuillade réplique qu'il ne croit pas aux films sans histoire. Au contraire, pense-t-il, "il faut au cinéma de grands imaginatifs". Répondant implicitement à l'argument sur les romanciers populaires, il déclare ceci: "Vous nous chicanez sur les scénarios. Mais la valeur des scénarios n'importe pas; Anatole France ou Ponson du Terrail, à l'écran, ce ne sont jamais que des images, et les plus belles ne seront pas toujours données par le meilleur texte". Quant au scénario d'Arnoux sur la cathédrale de Reims, il reste très incrédule, avançant des objections financières (le directeur de production réapparaît), mais celles-ci cachent en fait la vraie raison: il ne croit qu'en un cinéma narratif.

Réplique d'Antoine: "Monsieur Louis Feuillade est certainement l'homme qui a le plus contribué à dégoûter du cinéma tous les gens auxquels il reste quelque lueur de bon sens et de raison. Judex est un document ahurissant qui serait d'un comique précieux si l'on ne songeait que de pareilles élucubrations font tournebouler tant de cervelles naïves et sans défense". Nous n'entrerons pas dans le détail de ce débat, qui vire à la mauvaise querelle, sinon pour noter que ces positions tranchées ont interdit aux deux protagonistes de se rendre compte qu'ils avaient peut-être davantage de points de rencontre qu'il n'y paraît, par exemple sur la question des plans tournés en extérieur... ou sur celle de l'expression par l'image et de son autonomie par rapport au texte du scénario: autrement dit, ils partageaient, dans une certaine mesure, la conscience du travail de création appartenant en propre au réalisateur.

La césure qui s'était franchement établie, dans les années 20, entre le cinéma "commercial" et l'Avant Garde, avait donnè un sens nouveau au débat sur l'auteur. Germaine Dulac, en 1928, plaint les réalisateurs, victimes de l'"état économique", qui sont pour elle comme des "esclaves": ce terme, que nous avons rencontré plus haut, est connoté très négativement sous sa plume. (45) Le véritable auteur, celui de l'Avant Garde, se définit par son indépendance - du moins, le croit-il. Il ne dépend que de la générosité des mécènes ou de son astuce à trouver des fonds. (46) Il ne se voit pas soumis aux goûts du public, mais libre d'exprimer son univers personnel. Le réalisateur qui travaille dans une grande maison, comme Feuillade, est dégagé de ces soucis, mais c'est une sorte de fonctionnaire, ce qui en fait le simple porte-parole d'un patriotisme d'entreprise.

Le débat qui est ici latent est un débat classique: où passe la limite entre "art de masse" et "arte pour les masses"? Qu'est ce qu'un artiste populaire? Ce débat outrepasse largement le cas du cinéma et ne peut pas être développé dans les limites de cet article. (47) Ce qui est mis en question impicitement, c'est la dimension d'entreprise et de la maîtrise que le créateur peut y exercer. Or, Feuillade appartient à une structure qui est en train de s'industrialiser, dans les limites que j'indiquais au commencement de cet article. Il accompagne ce mouvement et lui apport une sorte de caution artistique.

Georges Michel Coissac, cherchant pour son compte à définir "qui est l'auteur d'un film", a eu recours à deux métaphores significatives. En 1925, il compare l'élaboration d'une oeuvre cinématographique à la construction d'une maison. "Les artistes seraient les ouvriers, charpentiers, maçons, électriciens etc., et le metteur en scène devendrait l'entrepeneur. Or, pour bien construire une maison, l'entrepeneur a besoin qu'un architecte ne s'arrête pas aux fondations", ce qui signifie que le metteur en scène est cette architecte qui sera présent sur le chantier du début à la fin. (48) En 1929, il cite "E. L. Fouquet, qui, dans Tout Cinéma, compare ainsi le différentes branches de l'art cinématographique à celles de la litérature: "Producteur-réalisateur = auteur du roman. Editeur-loueur = éditeur du roman. Directeur de salle = libraire". (49) Ces deux comparaisons, à forte charge idéologique, nous font comprendre ce que se jouait en ce début des années 20: l'intégration de la fonction créatrice dans un système où le travail est rationalisé.

Feuillade s'est trouvé progressivement à la tête d'une oeuvre de l'âge industriel, totalement intégrée à une production "pour les masses", mais il a conservé la conviction, venue de l'âge précédent, qu'il était un "ouvrier", qu'il travailler avec ses mains. (50)

Il ne faudrait pas commettre d'anachronisme à propos de ces querelles autour de la place et la responsabilité du créateur. Pour nous, aujourd'hui, elles évoquent la fameuse "politique des auteurs" de la fin des années 50. Mais la notion avait alors pris une tout autre couleur sémantique qu'elle n'avait à l'aube de la critique cinématographique en France. A l'époque de Truffaut, le mot s'était chargé d'une signification valorisante et était devenu objet d'un usage polémique: un cinéma d'"auteurs" s'opposait désormais à un cinéma de non-auteurs; la répartition entre les uns et les autres faisant l'objet d'ajustements incessants, au gré des querelles d'école. (51) Aujourd'hui, la notion s'est beaucoup diluée, au point que presque tout réalisateur peut avoir droit à être qualifié d'auteur. Le ré-étiquetage s'est étendu rétrospectivement, l'histoire du cinéma a été revisitée. C'est ainsi que Feuillade a pu bénéficier de cette réévaluation.

Mais, dans les années 20, les termes qui se partageaient le champ sémantique n'étaient pas les mêmes. "Cinéaste", "réalisateur", "auteur" font une percée à la fin de la période, mais n'ont encore ni les contours nets, ni la valorisation dont ils se chargeront trente ans plus tard. On peut faire du cinéma, et revendiquer la responsabilité des films que l'on a tournés, sans se définir forcément comme auteur. C'est ce que fait Feuillade, quand, à l'occasion, il consent à exprimer une revendication: "lorsque nous concevons un scénario, et lorsque nous le réalisons, nous en sommes contents." (52) Ses adversaires lui concèdent le cas échéant qu'il possède un style, veulent bien le qualifier de "metteur en scène", mais lui reprochent, en somme, de ne pas avoir d'idées (de "conceptions" selon la phraséologie du temps). Dans les représentations collectives de ce début de siècle marqué par la lutte incessante des académismes et des Avant Gardes, telle est vraisembablement la ligne de partage principale. Elle n'a pas grand chose à voir avec le contexte (notionnel, mais aussi économique et structurel, ne l'oublions pas) dans lequel s'est développé la revendication moderne du "cinéma d'auteur".


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